■ Le maire, sacré gaillard
Nos élus sont maintenant tenus au respect de certaines règles - certaines mémoires les oubliant.
Il fut un temps où certains utilisaient leurs prérogatives pour imposer leur bon vouloir et régner autoritairement sur leur commune.
Ce fut le cas à Ceillac avec un certain Joseph Fournier dont nous vous laissons découvrir les pratiques à travers ces lignes.
Il a laissé souvenir fort dans la commune ; l'on comprend pourquoi...
Nos élus sont maintenant tenus au respect de certaines règles. Il fut une temps où certains utilisaient leurs prérogatives pour imposer leur bon vouloir et régner autoritairement sur leur commune. Ce fut le cas à Ceillac avec un certain Joseph Fournier dont nous vous laissons découvrir les pratiques à travers ces lignes.
Ceillac fut tyrannisée par un maire particulièrement despotique: le Père Fournier.
Sur une des hautes chaînes des Alpes, à l'est d'Embrun et à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer, on rencontre, au centre d'une verte pelouse, de pauvres habitations agglomérées sans art et grossièrement construites. L'habitant de ces régions, restées étrangères au mouvement introduit par la civilisation dans les délicatesses de la vie matérielle, est lui-même l'architecte et l'ouvrier de l'humble toit qui ne le met souvent que bien imparfaitement à l'abri des rigueurs du plus rude climat. Du bois, de la terre et un peu de mousse, font tous les frais de ces constructions agrestes, qui forment cependant un petit village communal: Ceillac.
Le village est assis au-dessus d'une zone de vastes et sombres forêts de sapins, tandis que sur les flancs latéraux se développent des prairies, de beaux pâturages et quelques terres labourables dans lesquelles mûrit avec peine une avoine amaigrie, unique ressource que l'agriculture offre aux habitants de la contrée.
À la vue de ce spectacle de misères, une pensée triste serre l'âme du voyageur, qui s'attend à ne rencontrer parmi les créatures humaines pour lesquelles la nature a été si avare des douceurs de la vie, que des êtres frappés de déchéance intellectuelle. Mais bientôt cette préoccupation s'efface et fait place au plus profond étonnement, car ce grossier montagnard, que l'on est tenté de juger si défavorablement au premier aspect, cache sous ses vétements de bure une nature exceptionnelle et bien faite pour être curieusement observée. Il est vrai de dire qu'à Ceillac les idées religieuses et morales ont conservé leur énergie originelle et ont traversé sans altération nos orages politiques; les moeurs n'y ont rien perdu non plus de leur simplicité antique, mais elles y ont été polies et cultivées par les bienfaits et les lumières de l'instruction. Cet étrange phénomène pourrait sembler un paradoxe, si le hasard ne m'eût révélé son existence, en me plaçant parmi les acteurs d'une scène dont je vais ébaucher le récit.
La curiosité et le désir de visiter les sites pittoresques des Alpes avaient dirigé mes pas, il y a quinze ans environ, sur le petit village de Ceillac. Le maire m'y offrit l'hospitalité avec une cordialité antique et une urbanité de formes que j'attendais peu à rencontrer au sein d'une population montagnarde, et me fit asseoir à sa table avec tout son conseil municipal. Le festin fut simple, composé de mets homériques, et dès long-temps le souvenir de ses apprêts culinaires se fût effacé de ma mémoire, s'il n'avait été l'occasion d'un épisode que je me plais à rappeler. Pensant devoir me placer au niveau du degré d'intelligence peu développée que je supposais à mes hôtes, j'employai, pour leur parler, le patois de la contrée, dialecte provençal qui se modifie et se mélange d'idiotismes italiens, en se rapprochant des frontières du Piémont. On me répondit en patois d'abord, puis insensiblement la conversation s'engagea en français, et je remarquai que le langage était d'une rare correction. Je m'aperçus un peu tard, non sans un peu de confusion intérieure, qu'avant de juger les hommes il faut les étudier, lorsque tout à coup la parole me fut adressée en latin par l'un des convives. L'attaque était brusque, et ne sachant point si l'assaillant avait eu l'intention maligne de me mettre en défaut, j'hésitai, tant avait été vive cette agression à brûle pourpoint: cependant, fouillant dans mes souvenirs classiques, je parvins à répondre en assez mauvais latin de collège, et, glorieux de cet effort de mémoire, qui me sauvait d'un pas difficile, je respirais déjà plus librement; mais, hélas! mon supplice ne commençait qu'à peine, et, le gant jeté, chacun le releva prestement. Adieu le patois et le français aussi, le latin seul fut admis, et la conversation s'engagea dans la langue de Ciceron avec une incroyable facilité. Ruisselant de sueur, je restais confus, et les violents efforts de mémoire auxquels se livrait ma pensée ne servaient qu'à jeter le désordre dans mes souvenirs. Harcelé de questions à chaque instant, ma langue à chaque instant restait muette ou n'articulait que des réponses incohérentes. Humilié de ma propre infériorité, mon amour-propre froissé s'avouait en secret vaincu par de simples villageois; je maudissais l'elbeuf qui m'avait donné la sotte vanité de me croire supérieur à mes convives, et je l'aurais volontiers échangé contre leurs vestes de ratine. Enfin, dans mon trouble, je me décidai à prendre un parti extrême, je confessai mon impuissance et priai mes hôtes d'employer un langage plus humain, s'ils ne voulaient pas me réduire à l'isolement.
On va se récrier et l'on sera tenté de m'accuser d'exagération: je conviens que ce récit peut paraître invraisemblable, et cependant il est exactement vrai: tout le conseil municipal de Ceillac parlait latin il y a quinze ans, et celui qui lui a succédé parle latin sans doute. La raison en est simple: à Ceillac, l'hiver dure pendant neuf mois; le printemps et l'automne y sont deux saisons inconnues; avec septembre arrive la neige, qui ne disparaît qu'en mai ou en juin : alors tous les hommes parvenus à l'âge de virilité s'expatrient et vont demander à des climats plus doux et à des populations plus heureuses une nourriture que refuse à leurs sueurs leur ingrate terre natale. Les vieillards, les femmes et les enfants restent seuls, ensevelis dans leurs cabanes que recouvrent plusieurs pieds de neige. Là, dans ce long emprisonnement, les heures sont consacrées à de laborieuses études: les vieillards, qui par leurs pères ont été initiés à la connaissance de la langue latine, donnent tout à leurs enfans les leçons qu'ils ont reçues; et c'est ainsi que l'héritage de la science se transmet religieusement de génération en génération dans le village le plus pauvre et le plus éclairé du royaume.
Ceillac ne se distingue de la plupart des autres communes de la partie septentrionale du département des Hautes-Alpes que par l'étendue et la spécialité des études classiques de ses habitants; car dans toutes les autres l'instruction primaire est généralement répandue: il est bien rare de rencontrer un montagnard qui ne sache ni lire ni écrire. Mais en se rapprochant des limites méridionales, les intelligences deviennent plus incultes, le paysan s'y montre plus grossier, parce que pouvant, même en hiver, utiliser ses bras aux travaux des champs, le temps lui manque pour se livrer à l'étude ; en sorte que les connaissances intellectuelles sont réparties parmi les populations alpines en proportion de la longueur de l'hiver dans chaque canton. A l'approche de la saison rigoureuse, de l'arrondissement de Briançon et de la partie haute de celui d'Embrun descendent des essaims de montagnards de tout âge, le chapeau orné d'une plume, symbole de leur profession littéraire, qui vont dans le midi de la France se vouer à la domesticité ou à l'enseignement, tantôt valets intelligens et fidèles, tantôt graves maîtres d'école. Il est vrai de dire cependant que les nouvelles lois sur l'instruction primaire ont porté une grave atteinte à la plume au chapeau, qui ne se montre plus guère que sur quelques têtes fidèles au culte des usages naïfs du passé. Et, je l'avoue, j'aimais cette plume au chapeau, emblème légué traditionnellement pour établir une ligue de démarcation entre le savoir et l'ignorance, ornement significatif du costume national des montagnards des Alpes, vestige de vieilles coutumes qui s'en vont chaque jour, emportées par le torrent de la civilisation moderne.
La culture de l'esprit n'est pas le seul phénomène qui excite l'étonnement de l'observateur à Ceillac : les moeurs y ont aussi conservé une sévérité qui puise sa force dans un corps de lois orales et de coutumes dont l'énergie fait de la population de ce pauvre village une véritable république cachée dans un département de la France. Le chef de ce petit état est surtout un homme remarquable par la sagesse de son despotisme et la haute vertu de son caractère privé.
Personne ne connaît M. Fournier, maire de Ceillac, et son nom ne sera jeté à la postérité ni par la plume salariée des journalistes et des biographes, ni par l'adulation des académies. Je vais essayer d'esquisser en quelques traits l'image de cet homme si digne d'être apprécié.
M. Fournier Joseph-Antoine, maire de Ceillac, qui touche bientôt à sa soixante et dixième année, est doué d'une de ces organisations exceptionnelles dans lesquelles la Providence s'est plu à réunir à la vigueur de la constitution physique la force et la virilité de l'intelligence. S'il domine ses concitoyens de toute la hauteur où le placent l'énergie de son caractère, un sens droit, un jugement exquis, une conception rapide, et surtout une de ces volontés imployables qui renversent les obstacles ou se brisent contre eux, il est cependant leur égal par sa naissance ; son éducation, et par toutes les habitudes de la vie domestique. Sa robuste stature, sa santé de fer n'ont pas encore été ébranlées par la caducité, et les cheveux blancs qui couronnent sa large tête font un contraste frappant avec le développement de ses forces musculaires. Ajoutez à cette ébauche le costume des jours fériés: chapeau retapé, coiffure nationale des montagnards; habit de laine brune, taillé à la française, sans col, et garni d'énormes boutons luisants; longue veste tombant sur les genoux; culotte serrée aux genoux par des jarretières rouges, et vous aurez une idée, cependant bien imparfaite, du maire de Ceillac, se promenant un jour de fête au milieu de ses administrés, qui l'entourent de vénération, de respect et d'obéissance, comme le patriarche des temps antiques.
Souvent, dans l'intimité de ma pensée, je me suis pris à comparer M. Fournier avec le plus puissant génie du XIX° siècle: C'est un petit Napoléon, me disais-je, sans me douter qu'un rapprochement bizarre, en le faisant naître le 15 août 1769, avec Bonaparte, prétait son appui à ce caprice de l'imagination. Et à vrai dire, aux yeux de l'observateur, ces deux hommes, d'un caractère fortement trempé, quoique placés à une distance incommensurable l'un de l'autre, ne sont pas sans analogie : tous les deux ont puisé dans la supériorité de leurs facultés intellectuelles l'action dominatrice qu'ils ont exercée, l'un sur le monde entier, l'autre dans l'étroite sphère d'une petite commune rurale, et il n'a manqué peut-être à celui-ci, pour marcher l'égal du premier, qu'un plus vaste théâtre et des circonstances plus favorables au développement de son action.
Maître absolu à Ceillac, M. Fournier y est à la fois législateur et juge, arbitre souverain de toutes les contestations qui naissent entre ses administrés, dont il est le père et le despote, et depuis quarante ans qu'il gouverne ce petit état, sa parole y a toujours été plus puissante que les lois écrites, car il n'est pas d'exemple qu'elle ait été méconnue. Un fait de peu de valeur sera de nature cependant à bien faire apprécier avec quel respect aveugle s'accomplissent ses volontés. Un préfet du département des Hautes-Alpes était allé visiter la commune de Ceillac: à son départ, ayant remarqué que le garde champêtre, dont l'assistance lui était inutile, l'accompagnait silencieusement, il voulut le congédier: refus du garde; insistance du préfet qui, impatienté, demanda compte au garde de son obstination.
— Vous me pressez inutilement, répartit celui-ci; M. le maire m'a prescrit de vous accompagner jusqu'aux limites de la commune: ses ordres sont sacrés pour moi, je n'irai pas plus loin, mais j'irai jusque-là.
— Le préfet prit la chose gaiement, se fit un jeu de mettre en lutte son autorité avec celle du maire de Ceillac, et il échoua; le garde restait impassible: c'était le roc contre lequel mugissent et meurent les flots irrités de la mer. Parvenu aux limites communales, le garde s'arrêta, fit un salut militaire et revint: il avait obéi à son maître.
Telle est l'incroyable influence que M. Fournier s'est acquise sur ses administrés, que ses prescriptions arbitraires sont des lois inviolables. Ainsi, il a mis en vigueur une foule de mesures d'ordre fort sensées et en harmonie avec les appréciations d'une population simple et primitive, toutes puisées, il est vrai, dans une sphère étrangère à ses attributions municipales, mais contre lesquelles ne s'est jamais déclaré l'esprit de révolte, tant l'amour du législateur pour ce qui est juste, et son dévouement au bien public, inspirent de respect et de vénération. Une égalité parfaite, non devant la loi écrite, mais aux yeux du maire, règne parmi les habitants de Ceillac, et cette égalité s'étend jusqu'aux objets extérieurs. Un costume simple et commode est le même pour tous, et toute distinction qui, dans l'ordonnance des vêtemens, décèlerait une supériorité de fortune est interdite avec sévérité. Ce rigorisme républicain ne permet même pas à la jeune fille d'emprunter à la coquetterie de la parure des grâces qui rehaussent celles de son âge; elle doit briller parmi ses compagnes par plus de vertus et de modestie, par les attraits que lui a départis la nature, jamais par les ressources du luxe. M. Fournier est sans pitié pour celle qui se ferait remarquer par la recherche inaccoutumée de ses ajustements, parce qu'il ne veut pas, dit-il, que le poison de l'envie se glisse dans le coeur de ses enfans, et que la pureté de leurs moeurs soit corrompue par les dépravations du luxe. Je citerai un exemple remarquable de cette rigidité.
C'était un dimanche: les habitants de Ceillac, réunis à l'église, attendaient que le prêtre vînt à l'autel. Cependant le maire, assis dans le banc municipal avec tout son conseil, promenait sur l'assemblée ses regards calmes et interrogateurs, lorsque tout-à-coup un rapide éclair éclate dans sa prunelle: ses yeux restaient fixés sur une jeune fille depuis peu de jours de retour de Marseille, où l'avaient attirée des liens et des intérêts de famille, et revenue parmi ses compagnes, parée du bonnet élégant et coquet, du jupon court et des larges boucles d'oreilles des artisannes du midi. A ce spectacle, M. Fournier s'émeut, et la sérénité de son front fait place à tous les signes extérieurs de l'indignation.
— Quelle est cette fille ?... s'adressant à son adjoint.
— Marie Vollaire, répond celui-ci, fille de la grosse Louise.
— Le prêtre monte à l'autel, l'office divin a commencé, et le recueillement apaise l'orage prêt à gronder; mais, à l'issue de la messe, le maire sort rapidement, accompagné de ses conseillers municipaux, et, parvenu au cimetière, de la main il commande le silence aux habitants qui l'entourent avec anxiété:
- Marie Vollaire, dit-il, d'une voix grave, approchez.
Tremblante, la jeune fille s'avance, les yeux pleins de larmes.
— Depuis quand êtes-vous donc devenue si effrontée, que vous portiez une jupe qui ne couvre point vos jambes ?. Ce chiffon, dont vous coiffez votre tête, vous mettra-t-il jamais à l'abri de la pluie et du soleil, et ces boucles d'oreilles dont vous vous parez ne sont-elles pas une insulte faite à notre pauvreté ? Vous gardez le silence et n'avez rien à dire pour votre justification.
Alors la pauvre Marie élevant à peine la voix: Le costume que je porte, dit-elle, est celui de toutes les .filles de mon âge dans le pays que je viens de quitter, et je ne pensais pas mal faire en le conservant ici.
— Ainsi, quelques années d'absence, reprit impétueusement M. Fournier, ont corrompu votre coeur, tué dans votre mémoire le souvenir de vos pères, dont vous foulez ici la cendre, et dans votre orgueil vous, dédaignez maintenant les moeurs simples et le costume rustique du pays natal. Au milieu de nous, vous ne seriez désormais, qu'un objet de scandale. Ainsi vous quitterez Ceillac, ou vous reprendrez les habits que votre mère et vos compagnes ne rougissent pas de porter.
Cela dit, le maire s'éloigne, la foule se retire en silence, et la.pauvre Marie, confuse, baignée de larmes, se dépouilla bien vite de la parure qui venait de l'exposer à cette cruelle mortification. La sévérité de M. Fournier est impitoyable surtout pour les infortunées dont un instant de faiblesse a fait toute la faute: leur présence à Ceillac n'est tolérée que jusqu'au jour de la délivrance. Alors le nouveau-né devient l'objet des soins les plus assidus, et c'est aux frais de la commune qu'il est élevé; mais le père et la mère sont condamnés au bannissement; et, chose étrange, cette peine arbitraire et draconienne n'éprouve aucune opposition: il est vrai de dire que les cas qui exigent son application sont extrêmement rares.
A toute faute M. Fournier sait départir un châtiment proportionné à la gravité du délit, qu'il ne puise jamais aux sources de notre législation écrite, mais dans ses propres appréciations, avec une rare sagacité. Ainsi, dans la répression de certains écarts, il a substitué aux peines corporelles les peines morales, en mettant en jeu les sentiments les plus énergiquement développés du coeur humain. Par exemple, chacun sait que l'instinct de la nationalité, l'amour de la patrie et du sol natal, ces deux éléments conservateurs de l'individualité et de l'existence des peuples, si vivaces parmi les races primitives, se conservent encore aujourd'hui dans toute leur vigueur originelle au sein des peuplades montagnardes; le pauvre habitant des Hautes-Alpes, qui, bien jeune encore, a quitté le berceau de son enfance pour chercher en des climats plus doux une existence facile, est tourmenté sans cesse du besoin de revoir ses chères vallées. Après bien des années de labeur, il réunit ses modestes économies, revient au sein des montagnes qui l'ont vu naître, cultiver et augmenter le champ de ses aïeux, heureux de vieillir et de mourir là où ont vécu ses pères; tant il est vrai que la souffrance et les misères de la vie enracinent vigoureusement au coeur de l'homme l'amour de la patrie. C'est la sensibilité de cet instinct que M. Fournier a su faire entrer dans la distribution des peines dont il s'est fait un code. L'exil est le châtiment le plus terrible qu'il puisse infliger à ceux qui se sont rendus coupables d'une faute grave. Le condamné, à qui il ne vient jamais en pensée de contester la légitimité de la sentence, part et ne revient, joyeux et repentant, qu'à l'expiration de son exil. Aux fautes plus légères, il applique une répression pénitentiaire moins sévère, dont l'exécution serait chimérique partout ailleurs que dans un pays si complètement soumis à la volonté d'un seul homme. Ainsi, lorsque pendant la semaine une action blâmable a été commise, M. Fournier condamne celui qui s'en, est rendu coupable à rester à genoux le dimanche, pendant la durée des offices religieux, sur une pierre placée à l'entrée de l'église: c'est la pierre de pénitence.
Les réglements de police ont fait aussi l'objet de toute la sollicitude de M. Fournier, et il est parvenu à introduire dans la commune qu'il administre depuis si longues années une régularité qui n'est pas sans analogie avec la discipline conventuelle, ou celle des colonies agricoles militaires, et dont la stricte exécution fut sur lé point d'être funeste à quelques têtes folles qui avaient voulu l'enfreindre. Quelques jeunes avocats d'Embrun, rêvant la gloire et les procès, et en attendant qu'il plut aux procès et à la.gloire de se rendre à leurs voeux, se livrant aux délices de l'oisiveté, avaient été attirés à Ceillac par la curiosité que leur inspirait un pays dont on leur vantait la félicité. Coiffés à la renaissance et à la malcontent, pleins d'une excellente opinion d'eux-mêmes et de dédain pour autrui, d'ailleurs bons à tout.puisqu'ils étaient avocats, c'étaient des jeunes gens parfaits. L'un d'eux, plus versé que ses confrères dans la science du droit politique, se chargea de régenter ce qu'il appelait un maire de village. D'abord il fit très-sensément remarquer, à M. Fournier que son joug n'avait.pu s'apesantir que sur des races abruties, tandis qu'il serait impuissant sur des hommes éclairés, sachant faire respecter leurs droits et leur dignité. Ce à quoi le maire de village se contenta de répondre bénignement que s'il plaisait à ces Messieurs de résider à Ceillac, il se chargeait de les faire obéir à l'autorité municipale. A la nuit noire, alors que toute chaumière était silencieuse, toute paupière close, nos jeunes fous s'épandent dans le village en chantant à poitrine pleine. Un coup de cloche se fait entendre: surpris, ils se taisent, puis reprennent bientôt; une seconde fois la cloche s'ébranle et le maire paraît.
- Messieurs, leur dit-il, comme fit jadis l'homme du Danube en termes plus solennels et en de plus importantes conjonctures, mais avec autant de sens, vous à qui les bienfaits d'une éducation cultivée ont donné le privilège d'invoquer la protection des lois en faveur de ceux que l'on opprime; victimes d'une injustice, nous irions invoquer votre patronage, tandis que, méconnaissant les garanties sur lesquelles repose la sécurité publique, vous venez troubler la tranquillité de pauvres gens. Que des oisifs consacrent la nuit aux joies et aux plaisirs, rien de mieux, puisque la fortune, aveugle en ses caprices, ne les a pas condamnés à vivre au prix de leurs sueurs; mais qu'il sachent respecter le repos du pauvre qui, après avoir péniblement arraché à la terre le pain de sa journée, va puiser dans le sommeil des forces pour souffrir encore le lendemain. C'est un maire de campagne qui vous dit cela, Messieurs, et sachez bien que votre légèreté vous mettait en péril extrême, si je n'étais survenu; car au premier coup de cloche chaque habitant s'est levé, comme à l'approche de l'ennemi; au second coup, il s'est armé, prêt à défendre son foyer; et si la cloche eût résonné une troisième fois, on vous saisissait, et de prison ne seriez sortis qu'à mon bon plaisir.
Ce disant, il leur montra sur le seuil de chaque chaumière les villageois armés de sabres, de fusils et de fourches. La leçon était rude et ne laissait point de réplique: les insurgés, au lever de l'aurore, décampèrent un peu confus, mais non corrigés, vu leur qualité d'avocats.
M. Fournier n'aime pas les avocats, parce qu'il a le malheur de penser, avec beaucoup de gens, que le nombre des procès serait déjà fort diminué dans notre âge de perfectibilité, si les avocats n'étaient là pour les entretenir à profit de ménage, et la justice civile n'est chose précieuse à ses yeux que parce qu'elle coûte fort cher; aussi a-t-il pris le parti d'être l'arbitre souverain des contestations que le choc des intérêts fait naître dans sa commune. Si les voies conciliatrices restent inutiles, il juge définitivement, et ses sentences, toujours marquées au sceau du bon sens et de l'équité naturelle, bien qu'elles ne puissent toujours être infaillibles, ont au moins cet excellent résultat de ne pas engager la ruine des parties plaidantes qui bien souvent, en obtenant gain de cause, perdent en frais une valeur supérieure à celle du procès.
La connaissance exacte de la fortune et des ressources de chacun de ses administrés permet à M. Fournier d'apprécier à leur juste valeur leurs besoins. Il sait d'avance ce que chacun peut dépenser par an, et cette appréciation il l'apporte jusque dans le chiffre de consommation à faire chez le cabaretier, chiffre dont il détermine la quotité. C'est par le même motif qu'il est le régulateur des deux actes les plus importants de la vie, les mariages et les testaments. Deux jeunes gens se conviennent: ils vont au maire, qui examine et décide, car son consentement précède toujours celuide la famille. Un malade, à l'approche de la mort, veut-il disposer de sa fortune, le maire arrive, règle les articles du testament, et le notaire après n'a plus qu'à écrire.
L'immense influence que s'est acquise M. Fournier est indépendante de l'autorité dont le revêtent ses fonctions municipales, elle est toute personnelle, et partant bien plus réelle. Sous la restauration, son règne officiel, si je puis m'exprimer ainsi, fut interrompu pendant quelque temps, sans qu'il y eût interrègne dans la direction que sa volonté seule imprimait aux affaires. Son successeur se borna à ceindre l'écharpe, et ne fut en toutes choses que l'exécuteur passif de toutes ses déterminations. Jamais il n'osa se présenter à une séance du conseil de révision sans l'assistance de M. Fournier, et lorsqu'il s'agissait de répondre aux questions adressées par le préfet, c'était encore à lui qu'il empruntait son langage. L'autorité reconnut bientôt qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de restituer à M. Fournier une charge dont l'exercice serait toujours entre ses mains, quel qu'en fût nominalement le dépositaire.
Tel est l'homme remarquable qui, par l'ascendant d'un caractère imployable et d'une puissance morale d'une rare énergie, est parvenu, au milieu de l'entraînement des principes démocratiques à réaliser le phénomène d'un gouvernement despotique et paternel. Son action, il est vrai, ne s'étend pas au-delà d'une sphère très restreinte, mais on ne contestera pas qu'elle ne s'exerce sur des éléments identiques avec ceux qui se rencontreraient sur un plus grand théâtre. Partout la marche et le jeu des passions humaines agissent avec les mêmes symptômes, et la cause qui dompte et régit quelques centaines d'hommes ne procède pas autrement que celle qui asservit des peuples entiers. Mais bientôt le petit village de Ceillac sortira, sans doute, du cercle exceptionnel dans lequel l'ont placé les causes que je viens d'indiquer: M. Fournier vieillit, et il ne léguera à personne sa force d'ame et de tête. Déjà une tentative d'insurrection, émanée de l'un de ses adjoints, pour introduire dans la parure de sa femme et de sa fille quelques innovations somptuaires, est un signe précurseur de perturbation prochaine: l'insurrection a été comprimée, mais elle sommeille, et après la mort de M. Fournier elle s'éveillera plus audacieuse et triomphante. Si, comme il est permis de le conjecturer, les moeurs antiques des habitants de Ceillac s'altèrent bientôt, c'est par les femmes que cette révolution s'opérera.
Polydore DELAFONT - Année 1873