Dès samedi soir, nous savions que l'école de Plévenon, dont les religieuses avaient absolument refusé de se soumettre à la mise en demeure illégale du 11 juillet, était comprise dans le décret du 1°août. C'est par nous qu'a commencé l'exécution de ce décret fermant trois écoles chrétiennes dans le canton de Matignon.
Vers 7 heures, lundi matin, on signalait la présence de deux gendarmes au village de la Teusse, à 600 metres du bourg. Les religieuses, qui rentraient de la messe, n'eurent pas le temps de finir leur déjeuner. À 7h12, en effet, le lieutenant de gendarmerie ouvrant la marche, M. Piette, sous préfet, et le commissaire de Dinan, escortés de 4 gendarmes à cheval et de 4 gendarmes à pied, font leur entrée triomphale au bourg et commencent le siège de la communauté.
- Ah, Mon Dieu dit quelqu'un, Que de gendarmes pour chasser quatre pauvres bonnes sœurs!.
Le sous-préfet et le commissaire pénètrent seuls dans la cour. Les gendarmes à cheval barrent les deux bouts de la route ; le lieutenant et deux gendarmes stationnent devant la porte ; deux autres gendarmes sont postés dans le champ situé en face.
La foire de Plancoët avait éloigné un grand nombre d'habitants, qui, certainement, auraient été là. Ils ont fait, disent-ils, une triste foire car ils avaient rencontré le sinistre cortège à Matignon. Malgré l'heure matinale, à la première alerte, des hommes en corps de chemise quittant leur travail, des femmes, des enfants tous accourus, et sans exagérer, l'assistance pouvait être évaluée à 300 personnes.
Le sous-préfet, laissant le commissaire à la porte, entre dans la maison et trouve les quatre religieuse, assistées de M. le vicaire et de quelques personnes qui l'avaient précédé. Il décline ses qualités, sort de sa poche un bout de son écharpe et dit qu'il a une mission délicate à remplir mais qu'il veut y mettre toutes les formes, et, sans se donner la peine de les lire lui-même, prie Mme la Directrice de prendre connaissance de deux papiers qu'il étale sur la table. C'est la copie du décret du 1° août et l'arrêté du préfet en ordonnant l'exécution. Celle-ci refuse, proteste énergiquement contre l'acte illégal que le sous-préfet veut accomplir et déclara qu'elle ne sortira pas.
Pendant ce temps, on est allé chercher le mandataire du propriétaire. M. le recteur, retenu à l'Église par un mariage, ne peut arriver que vers huit heures moins un quart ; on le laisse passer. En entrant dans la salle, il se trouve en face d'un grand jeune homme qui s'incline, mais ne dit rien.
- À qui ai-je l'honneur de parler ? dit le recteur.
- À M. le sous-préfet de Dinan.
- Monsieur, je ne voua félicite pas de la besogne que vous venez faire ! Et ce monsieur, qui est dans la cour, ceint d'une écharpe ? Qui est-ce ?
- C'est M. le commissaire de Dinan, M. Gilbert.
- Je suis le recteur de Plévenon, et vous ne devez pas être étonné, M. le sous-préfet, pour assister des femmes, de saintes religieuses, que vous venez chasser de chez elles. Je proteste avec elles contre l'illégalité que vous allez accomplir, et je vous en rends responsable devant Dieu et les hommes.
- Comme je l'ai dit, à ces dames, réplique le sous-préfet, dites ce que vous voulez, je ne vous répondrai pas. J'ai une mission à remplir, j'y mets les formes, mais je la remplirai jusqu'au bout.
Puis, d'un ton plus élevé, M. le sous-préfet ajoute:
- Je suis prêt à réprimer toute violence et il ordonne l'arrestation immédiate de quiconque la commettrait.
– Qu'entendez-vous par violence ?
- Mais, si l'on résiste ou si l'ou crie: À bas. Vous savez, il y a des journaux qui excitent la population et poussent à la résistance brutale.
- Nous ne lisons pas les journaux, dit l'une des religieuses, et s'il y a des brutalités de commises à Plévenon, ce sera par vous, M. le sous-préfet.
- Monsieur, dit à son tour le Recteur, vous ne connaissez pas la population de Plévenon. Nous ne sommes pas des révolutionnaires. Les habitants que vos agents refoulent sont de bons Français soumis aux justes lois de leur Patrie et amis de la liberté pour tous, des pères et des mères de famille dont vous violez les droits. Tous sont accourus pour protester contre vos intrusions. Vous avez donc si honte de la besogne que vous voulez faire que vous ne voulez pas qu'ils vous voient agir. Je proteste en leur nom. Nous crierons: Vive la liberté, Vivent les religieuses !
- Oh parfaitement, tant que vous voudrez, si cela vous fait plaisir. M. le Mandatairc n'arrive pas ? Si vous aviez pris soin de l'avertir de l'heure où vous comptiez venir violer la propriété de son mandant, il aurait pu être là pour vous recevoir. Il est à son travail, à 2 kilomètres, et il faut bien lui donner le temps.
M. le Sous Préfet, de plus en plus décontenancé, penaud, sort, va sur la chemin, rentre et ne cesse de mordiller sa moustache.
- Avez-vous,lui dit-on, avez-vous encore votre mère, votre vénérable mère qui vous a élevé chrétiennement ? Elle n'aura pas lieu d'être fière de ce que vous faites aujourd'hui.
Point de réponse.
- C'est bien vous qui avez été élevé à Stanislas ?
L'œil lance un éclair et M. le sous-préfet, la tête basse, à mi-voix, fait cette réponse: - Oui mais, c'est précisément à cause des choses que j'ai vues à Stanislas, que j'ai changé de sentiment.
Pauvre homme ! Qu'a t-il donc vu a Stanislas ?
Enfin, le mandataire arrive, mais, pour passer, il lui faut décliner sas noms et qualités et affirmer que le sous-préfet l'attend.
- Voici ma procuration, dit-il, le sous-préfet la lit attentivement et la ramasse dans sa serviette. Alors, le mandataire, d'une voix énergique, lit la protestation. Puis il ajoute: Conformément à mes droits et à la loi, j'exige que ma protestation soit jointe au procès-verbal que vous dresserez de l'acte que vous êtes venu accomplir Plévenon.
- C'est bien, dit M. le sous-préfet, M. le commissaire la joiudra au procès-verbal.
- Où est-il votre Commissaire ? il devrait être ici.
M. Gilbert, commissaire, appelé par le sous-préfet entre alors, et l'on recommense la protestation. Alors M. le sous-préfet prie le mandataire de signer un imprimé, par lequel le propriétaire s'engage à ne pas ouvrir sa maison aux religieuses expulsées ou à d'autres religieuses non autorisées. Le mandataire refuse énergiquement.
- Alors nous allons mettre les scellés, dit M. le sous-préfet.
- Ce sera une nouvelle illégalité. Avez-vous un jugement du tribunal qui vous autorise à les apposer ? Nous vous rendons civilement responsables tous les deux des déprédations dont souffrira la propriété avec ses dépendances. Vous savez bien que le ministère que vous représentez ne peut subsister, car il opprime la France. Votre tour viendra et que diriez-vous si nous arrivions faire chez vous ce que voua faites chez nous ? Allez, vous rendrez vos comptes un jour à Dieu, le Souverain Maître, tâchez aussi que la justice humaine vous attendra, ici-bas.
Silence profond. M. le sous-préfet tourne et retourne dans la salle.
- Enfin, lui dit-on, finissez-en ou allez vous-en.
Alors, d'un ton doucereux le sous-préfet dit: - Je ne me lasserai pas de faire remarquer qu'en remplissant ma mission déficate, j'y met toutes les formes.
- Oui, dit une femme, vous ne nous laissez même pas le temps de déjeuner.
- Pardon, j'ai dit que j'attendrai.
- Oui, mais votre présence coupe l'appétit. Nous ne sortirons que par la violence, disent les religieuses, qu'attendez-vous ? Eh bien M. le commissaire, allez !
Et le commissaire met successivement la main sur l'épaule des quatre religieuses, qui sortent en criant Vive la liberté ! ; cris que la foule répète en y ajoutant Vivent les bonnes sœurs !
Nous voila dans la cour. Le commissaire ferme la porte, met la clef dans sa poche (de quel droit ?) et commence à poser les scellés.
La main lui tremble, la cire colle à ses doigts et pas à la porte, et le sous-préfet, qui le regarde faire, devient de plus en plus nerveux, et mâchonne entre ses dents des mots qu'on ne peut comprendre.
Ici, il se produit un incident.
- Ces scellées, dit M. le vicaire, on les brisera, car vous les apposez illégalement.
- M. le commissaire, dit le sous-préfet, vous prendrez note des paroles qui viennent d'être dites.
- Mais oui, reprend le vicaire, le propriétaire les brisera quand il le voudra, puisque c'est son droit.
Le pauvre commissaire en a fini avec la porte et s'occupe des deux fenêtres, dont les volets sont fermés. La main lui tremble de plus en plus, car il entend les réflexions des assistants.
- J'avais déjà vu ce commissaire, dit l'une, mettre les scellés mais c'était sur la châsse d'un mort, qu'on ramenait au pays natal, et la main ne lui tremblait pas.
– C'est drôle, dit l'autre, il a une bonne figure, et, avec ses cheveux blancs, et sa longue barbe blanche, il a l'air d'un brave homme. C'est la première fois qu'il instrumente contre les religieuses, contre les innocentes, et il doit être plus hardi pour arrêter les voleurs et les coquins.
– Vous devriez avoir honte, crie une troisième, le prix que vous gagnez au métier que vous faites aujourd'hui, est vraiment trop élevé, et, un jour, vos enfants vous le reprocheront et vous le jetteront à la face.
Pour le coup, le commissaire se rebiffe il se détourne et lance un regard furibond aux braves femmes qui rient de lui.
Les scellés sont enfin apposés sur la maison, dit le pauvre commissaire, la serviette sous le bras, vient se placer derrière son chef de file, prêt à s'en aller. Celui-ci, lui indiquant la porte des classes lui dit: Scellez la porte, mais non les fenêtres.
- Eh bien, dit le sous préfet, l'inclinant plus que jamais, c'est fini. Ah mais non, disent les sœurs; vous nous avez mis à la porte de notre maison dans notre cour, nous sommes encore chez nous et nous ne sortirons que par la violence. M. le commissaire, puisqu'il le faut, faites violence une seconde fois ; et M. Gilbert pose en tremblant la main sur l'épaule des quatre religieuses. Les voilà jetées sur le chemin. À leur vue, toutes les têtes se découvrent, les larmes sont dans tous les yeux, et la foule crie sans cesse:
- Vive la Liberté ! crient nos bonnes sœurs, Vive l'école chrétienne !
Sur le refus du mandataire des locataires d'accepter la garde des scellés, le commissaire ferme le portail, et le sous-préfet déclare que le facteur Jean Jasson sera garde-scellés.
Honneur à Plévenon !
Le garde-scellés est un étranger ;pauvre fonctionnaire il n'a pu sans doute décliner la honteuse mission que le sous-préfet lui a imposée. Et dans la commune, on se demande Comment va-t-il faire ? Va-t-il continuer sa tournée de facteur ?
Les expulseurs s'en vont et sont salués de cris trois fois répétés: Vive la Liberté ! Vivent nos bonnes sœurs ! À bas les décrets !
Les religieuses, entourées, acclamées par la foule en pleurs, prennent la chemin de l'église. Mais il faut passer au pignon de l'école publique des filles. La plus vulgaire pudeur, semble t-il, aurait dû faire un devoir à l'instituteur et à l'institutrice de ne pas se montrer. Le mari, en effet, a une de ses sœurs, religieuse de la Providence de Créhen, et l'institutrice a préparé son brevet au pensionnat des religieuses de Créhen. Et cependant, elle est là, accoudée sur sa fenêtre et ricanant. Indignée, la foue, se retournant vers elle, crie: Vivent les bonnes sœurs, Vive l'école chrétienne ! Nous voulons les bonnes sœurs pour élever nos filles !
Ici, pas plus que pendant l'explusion, aucun cri discordant.
Tous son entrés à l'église et, les yeux en pleurs, des sanglots dans la voix, ont répondu avec ferveur au Pater et à l'Ave Maria que M. le Recteur a récité en amende honorable du forfait qui venait d'être commis contre Dieu., contre la Liberté de conscience, et contre les Droits les plus sacrés des parentss chrétiens. Ensuite, les religieuses, aux acclamations de la foule, ont été conduites au presbytère, où le recteur les a introduites en disant: Entrez, vosu êtes ici chez vous !
Mardi matin, 8 h. 1/2, nos bonnes et si dévouées religieuses sont parties pour la maison-mère. La foule les a saluées aux cris de: Vive les Bonnes Sœurs ! Vive Jésus-Christ ! Chères sœurs, pas adieu, mais au revoir, à bientôt !
L'OUEST-ÉCLAIR - 10 août 1902
La presse du passé est passionnante !
Regorgeant d'anecdotes ou de faits-divers, parfois croustillante, souvent sordide, parfois amusante, elle nous permet de ressentir la manière de pensée de nos aïeux, de ceux qui ont vécu en cette commune, en ce territoire, de ceux qui l'ont fait vivre et que nous visitons.
La presse passée redonne vie aux simples citoyens, à ces gens qui n'auront jamais nom en livres d'histoire.
Il est plaisant d'y voir l'évolution des importances: en 1900, le commissaire fait une enquête pour un vol de jambon.
La violence est importante: violences ménagères ou non sont courantes, violences villageoises, banditisme ou non aussi ; les comptes se règlent à coups de poings, de bâtons ou autres armes.
Les cuites sont monnaie courante et pas exclusives de certaines régions: nombre de nos aïeux - ayant sans doute très soif, picolent sec !
Un prix spécial devrait être décerné à certains journalistes de cette presse ancienne: les coupures concernant les cuites et amendes en découlant sont parfois d'un humour extraordinaire.
Nous ne pouvons que vous conseiller de lire et acheter la Presse: vous la ferez vivre et imprimerez l'Histoire !