C'est le 24 qu'Augustin, âgé de 51 ans et père d'Eugène, viendra déclarer la naissance de ce fils qu'il a eu avec Jeanne-Marie Chérel, sa femme légitime, alors agée de 44 ans. Le couple habite Eskinieg qui est devenu Esquiniac et déclare exercer le métier de cultivateur pour Augustin, et de ménagère pour Jeanne ; comme l'immense majorité de la population du pays.
Tout le monde, on parle breton naturel et notre Eugène sera appelé Ujan en breton ; c'est d'ailleurs dans cette langue qu'il fera sa rentrée scolaire à 7 ans à l'école de Guilliers. Nous ne savons s'il fréquente l'école du Diable, école publique, ou s'il rentre à l'école privée, école tenue par des religieux ou religieuses.
Dans l'une comme dans l'autre, il portera sûrement ar Vuoc'h, la vache, symbole d'infamie porté par ceux qui sont surpris à parler breton ; symbole que l'on s'empresse de transmettre au copain d'école entendu parler la langue d'Anjela Duval et Yann-Ber Kalloc'h. Le châtiment des laïcards était en général plus rude que celui de l'école catholique ; nous n'aborderons pas les blessures et traumatismes que cela infligera à plusieurs générations bretonnes.
Comme tous les enfants de sa génération, Eugène-Marie Chevalier se présente au tirage au sort ; à La Trinité-Porhoët pour les jeunes hommes de Guilliers. Jusqu'en 1905, les appelés au service militaire sont tirés au sort et, depuis la Loi Freycinet, du 15 juillet 1889, les sercice est passé de 5 à trois ans. Enseignants, élèves des Grandes Écoles, religieux ou séminaristes ne sont plus dispensés et doivent servir sous le Drapeau comme tous les Citoyens appelés.
Eugène-Marie Chevalier tire le numéro 93. Appelé et ayant un frère au service, dispensé suivant l'article 21, il ne fera qu'un an de service au 116° RI stationné à Vannes, Caserne de La Bourdonnaye ou Caserne des Trente, maintenant disparues.
La Caserne de la Bourdonnaye était située derrière la gare, actuellement square de la Bourdonnaye. Il reste un bâtiment rappelant de casernement ; la Caserne des Trente, située Rue Hoche, était un ancien Couvent des Sœurs de la Visitation qui sera transformé en caserne en 1824. La seconde guerre mondiale voit la caserne vendue à la ville qui le revendra après usage de bureaux. Les bâtiments seront détruits en 1975. Il ne reste que les arcades du cloître visibles au centre du Parking Hoche.
Eugène-Marie Chevalier arrive au corps le 14 novemnre 1902 et est immatriculé sous le numéro 4022. Le 19 septembre 1903, il recevra son certificat de Bonne Conduite, précieux sésame pour cette vie civile qui le voit installé au Kremlin-Bicêtre, ville où il travaille comme infirmier à l'Hospice. Eugène-Marie Chevalier fait ses deux périodes d'exercice au 79° RI: l'une du 23 novembre au 20 décembre 1908, et l'autre du 17 mai au 2 juin 1911.
Comme immense majorité apte au service armé, et suite au Décret de Mobilisation générale, Eugène-Marie Chevalier est rappelé au Drapeau le 2 août 1914 ; il arrive le 3 au corps. Habitant Paris, il intègre probablement le 279° RI, régiment de réserve du 79° venant juste d'être constitué début août et mobilisant à Neufchâteau dans les Vosges. Commencé le 2, la mobilisation est terminée le 7.
C'est à Neufchâteau que stationne le nouveau régiment. Le cadre arrive d'abord, puis les officiers, sous-officiers et hommes de réserve, tous par trains. Le 7, tout le monde est arrivé. le régiment est commandé par le Lieutenant-Colonoel d'Hérouville. Il comprend deux bataillons, le 5° et le 6°, formés de 4 compagnies chacun. Le 5° est commandé par le le Commandant Margot, le 9° par le Commandant Mercuzot. Son recrutement est majoritairement venu de Paris et des régions Est. Le 279° est intégré à la 70° Division d'Infanterie.
Le 8, le régiment se met en route et part sous les acclamations des civils ; la guerre est encore fraîche et joyeuse !
Le 8 au soir, on bivouaque à Autreville et Harmonville, soit une marche de 20km avec barda sur le dos, environ 35-40 kg. Le 9, il couche à Viterne - 18km ; le 10, il est à Villers-lès-Nancy - 13km ; le 12 au soir, après une marche de 15km, le 279° arrive sur le Plateau d'Amance et occupe les positions du Grand Couronné et organise ces lignes défensives de Nancy. Traversant la frontière franco-allemande à Manhoué, il voit plusieurs de ses éléments engagés à Jallaucourt. Le 20° CA étant culbuté à Morhange, au sud, le 279° se replie sur ses positions du Grand Couronné.
Les Allemands, commandés par le Prince Rupprecht de Bavière, poussent leur avantage, déboulent de la Vallée de la Meurthe, poussent jusqu'à Blainville-la-Grande.
Le 24 au soir, le 279° a monté son bivouac entre Haraucourt et Courbesseaux. C'est la dernière soirée de Eugène-Marie Chevalier, sans doute passée au coin d'un feu, plaisantant entre copains pour cacher les anxiétés et ventres serrés. Certainement a-t-il bu quelques verrees qui aident à dormir et détendent. La montée au feu est programmée pour le 25 au matin ; ils le savent...
Ce 25, Eugène voit son dernier matin, sa dernière aube, sa dernière aurore ; il ne le sait pas encore.
Ce matin du 25, le 279° se lance à l'attaque des positions allemandes établies dans les bois d'Hoéville et Serres. Drapeaux au vent, les hommes, avec élan héroïque, s'élancent sur les retranchements allemands qui les cueillent avec mitrailleuses et artillerie lourde. La marche s'arrête rapidement sous le feu allemand. Les homems se terrent comme ils le peuvent. Les pertes sont effroyables. Le Lieutenant-Colonel d'Hérouville et le Commandant Mercuzot chargeant avec leurs hommes sont tués ce jour. Les corps gisent, démantibulés, disparus, explosés, étripés. Les blessés hurlent, geignent, pleurent, appellent...
Eugène est mort.