Un baillon de drap noir sur la bouche, cinq coups de poignard à la gorge et à la poitrine, la malheureuse était étendue, la face contre le plancher, les jambes tournées vers un coffre-fort qui avait, été ouvert. Aucun autre meuble n'a été dérangé.
L'assassin, ainsi que l'ont constaté, hier matin. MM. Hamard, chef du service de la Sûreté ; Socquet; médecin légiste ; Cail, juge d'instruction, qui procédaient aux premières investigations avec l'inspecteur principal Bol et M. Jouin, secrétaire, n'est pas, semble-t-il, un professionnel du cambriolage.
La victime, qui jouissait d'une certaine aisance, plaçait son argent au Comptoir National d'Escompte. Il n'y avait donc dans son coffre-fort, qui a été ouvert au moyen d'une clef prise dans le porte-monnaie de l'octogénaire, qu'une somme relativement minime - trois cents francs tout au plus — et des papiers de famille.
Mme Égalon était encore alerte, malgré son grand âge : aussi ne voulait-elle auprès d'elle aucun domestique.
— Vous n'avez donc pas peur des bandits ? lui disait-on parfois.
— Quelle histoire ! répondait l'octogénaire. Mais vous n'avez pas l'air de vous douter que la gendarmerie est là, tout de suite, à deux pas.
Néanmoins, Mme Égalon avait aménagé au premier étage de sa villa, où se trouve sa chambre à coucher, une pièce mitoyenne, où Gaston Peytou, son petit-neveu et filleul, âgé de dix-huit ans, élève de troisième année à l'École professionnelle Diderot, venait coucher toutes les nuits. C'est dans la chambre de ce jeune homme, lequel d'ailleurs a découvert le premier l'horrible forfait, que Mme Égalon a été poignardée.
Gaston Peytou partait tous les matins, à sept heures, de Bois-Colombes, et ne rentrait que le soir, à sept heures et demie, chez sa grand'tante.
Voici le récit qu'il a fait, hier matin, de cette horrible découverte, devant M. Hamard, chef de la Sûreté :
- Je suis revenu un peu plus tard que de coutume. Il pouvait bien être huit heures quand j'arrivai devant la petite porte du jardin de la villa. Cette porte était bien ferniée au loquet, et je ne remarquai tout d'abord rien de suspect. J'entrai dans le vestibule. puis à droite, dans la cuisine, et enfin à gauche, dans la salle à manger. Personne. Ma tante, pensai-je, se sera attardée chez un fournisseur ou chez quelque voisine, elle aime tant bavarder. Pour tromper ma faim, je cassai une croûte mais, au bout d'une demi-heure, trouvant que l'absence de ma tante se prolongeait, j'eus un pressentiment. Malade, sans doute, elle s'était probablement couchée. Mais non ; elle n'était pas dans sa chambre. Le lit n'était pas défait. Alors, je regardai dans la mienne. Horreur ! Le corps de mon infortunée parente était étendu au pied de mon lit. Je m'empressai d'avertir un médecin, des voisins, la police. Que voulez-vous que je vous dise de plus ?
Détail qui ne manque pas d'ironie : à côté du corps glacé de la malheureuse octogénaire, on a ramassé un prospectus de la Ligue de la Sécurité publique, section de Bols-Colombes, et qui faisait appel à la solidarité des habitants pour la fondation d'un chenil et rachat de chiens de police destinés à suppléer à l'insuffisance des sergents de ville, trop peu nombreux dans cette contrée.
M. le docteur Socquet estime que la mort de Mme Égalon est survenue entre trois et quatre heures de l'après-midi. Vers ce moment, des voisins ont vu un individu d'environ trente ans, correctement vêtu, brun, au teint basané, et coiffé d'un chapeau melon, pénétrer chez l'octogénaire, avec laquelle il s'était entretenu quelques instants auparavant dans le jardin.
La vieille dame était très méfiante et n'aurait pas introduit chez elle le premier venu.
Quel est ce mystérieux visiteur ? Dans quel but a-t-il tué cette infortunée ?
Si l'assassin a négligé d'emporter des coupons échéant le mois prochain, ainsi qu'une montre en or de très grande valeur, dont il ne se ferait pas facilement débarrassé. Il a laissé dans les doigts crispés de sa victime quelques cheveux, qui ont été saisis et vont peut-être je faire pincer. Le chef de la Sûreté, en tous cas, ne voit point la chose impossible.
Arthur DUPIN - LE JOURNAL - 22 avril 1909
La presse du passé est passionnante !
Regorgeant d'anecdotes ou de faits-divers, parfois croustillante, souvent sordide, parfois amusante, elle nous permet de ressentir la manière de pensée de nos aïeux, de ceux qui ont vécu en cette commune, en ce territoire, de ceux qui l'ont fait vivre et que nous visitons.
La presse passée redonne vie aux simples citoyens, à ces gens qui n'auront jamais nom en livres d'histoire.
Il est plaisant d'y voir l'évolution des importances: en 1900, le commissaire fait une enquête pour un vol de jambon.
La violence est importante: violences ménagères ou non sont courantes, violences villageoises, banditisme ou non aussi ; les comptes se règlent à coups de poings, de bâtons ou autres armes.
Les cuites sont monnaie courante et pas exclusives de certaines régions: nombre de nos aïeux - ayant sans doute très soif, picolent sec !
Un prix spécial devrait être décerné à certains journalistes de cette presse ancienne: les coupures concernant les cuites et amendes en découlant sont parfois d'un humour extraordinaire.
Nous ne pouvons que vous conseiller de lire et acheter la Presse: vous la ferez vivre et imprimerez l'Histoire !